Il est essentiel de savoir distinguer les jugements esthétiques des jugements moraux. Un long métrage peut ainsi être une franche réussite d’un point de vue technique et artistique, mais néanmoins constituer une œuvre détestable. Il en va ainsi de Napoléon du cinéaste américano-britannique Ridley Scott, récemment sorti en salles.
On ne s’attardera pas, par pudeur, sur la fascination pour le cocufiage et le candaulisme qui anime une large partie du cinéma contemporain et dont Napoléon est une parfaite illustration ; ni, tant cela tient désormais du lieu commun, sur le cosmopolitiquement correct qui consiste à placer des personnages de races ou d’ethnies là où elles n’ont historiquement pas lieu d’être ; pas plus sur les relectures historiques qui accordent aux femmes des rôles de premier plan qu’elles n’ont le plus souvent pas eus ; pas davantage, enfin, sur les jugements moraux anachroniques dont le cinéma est coutumier, aussi péremptoires que présomptueux.
Non, s’il faut tenir le Napoléon de Ridley Scott pour un exécrable métrage, c’est avant tout parce qu’il s’agit d’un film honteusement anti-français. À travers la figure de Napoléon, qui est éminemment critiquable, à condition de ne pas verser dans la caricature, c’est en réalité à n’en pas douter la France, son histoire et son armée qui sont visées, dénigrées qu’elles sont régulièrement au cinéma depuis le détestable Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, sorti en 1957. Ce dernier avait cru bon de calomnier la justice militaire française en la travestissant de part en part, mettant en scène un simulacre de procès obéissant aux règles de la procédure américaine accusatoire, alors que la française est inquisitoriale. Falsifiant lui aussi l’histoire et entre autres affabulations, Ridley Scott met en scène un bombardement parfaitement imaginaire des pyramides égyptiennes par l’armée française. Cette scène donne l’impression que les Français étaient des brutes incultes et des criminels de guerre, alors que l’expédition scientifique qui a accompagné la campagne d’Égypte prouve qu’ils étaient tout le contraire. S’il existe de nos jours encore une propagande bonapartiste en France, il n’en existe pas moins une vulgate anti-napoléonienne au Royaume-Uni, incapable de voir en l’empereur autre chose qu’un tyran ridicule. Prisonnier de cette vision caricaturale dont il n’a pas eu les moyens de s’extraire, Ridley Scott a ainsi gravement et intentionnellement falsifié l’histoire pour lourdement diffamer notre pays. Ce faisant, il a retourné le cinéma contre la nation qui l’a fait naître pour la salir. Ridley Scott et son complice, l’acteur Joaquin Phoenix, n’en sont d’ailleurs pas à leur coup d’essai : dans Gladiator, sorti en 2000, et entre autres falsifications, Scott mettait en scène l’assassinat par son fils Commode, interprété par Phoenix, de l’empereur romain Marc Aurèle, alors que ce dernier a succombé à la peste antonine qu’il avait contractée tandis qu’il repoussait les Marcomans et les Sarmates le long du Danube.
Oui, Napoléon est sans conteste injuste et peut-être même cruel avec son personnage éponyme, mais là n’est pas l’essentiel. En effet, si Napoléon était incontestablement un génie militaire hors normes, toute politique, y compris guerrière, se juge à ses résultats. Et, à cet égard, le constat est sans appel : on aura beau vanter la maîtrise exceptionnelle de l’art de la guerre, l’hybris napoléonienne a laissé la France démographiquement meurtrie, diplomatiquement affaiblie, territorialement amoindrie et financièrement appauvrie.
Le 5 mai 1921, aux Invalides, le maréchal Foch l’a sans doute formulé mieux que quiconque en prononçant l’éloge de Napoléon à l’occasion du centième anniversaire de sa mort. Éloge tout en nuances et d’une rare lucidité, raison pour laquelle il est nécessaire de le reproduire longuement :
« [Napoléon] trace son passage d’une voie éblouissante dans les fastes guerriers de l'humanité. Il porte ses aigles victorieuses des Alpes aux Pyramides et des rives du Tage à celles de la Moskova, dépassant dans leur vol les conquêtes d’Alexandre, d’Annibal et de César. Il reste bien ainsi le Grand Capitaine, supérieur à tout autre par son prodigieux génie, son besoin d'activité, sa nature ardente jusqu'à l'intempérance qui est toujours favorable aux profits de la guerre, mais redoutable aux équilibres de la paix. Par là, il monte l’art de la guerre au-dessus des hauteurs connues, mais cet art va l’emporter lui-même aux régions du vertige. Identifiant la grandeur du pays avec la sienne propre, c'est par les armes qu’il voudra régler le sort des nations ; comme si on pouvait faire sortir le bonheur de son peuple d'une suite désormais nécessaire de victoires aux sacrifices douloureux quand même ; comme si ce peuple pouvait vivre de gloire et non de travail ; comme si les nations battues, atteintes dans leur indépendance, ne devaient pas se lever un jour pour la reconquérir, mettre un terme au régime en vigueur, et présenter des armées bientôt fortes par le nombre et invincibles par l'ardeur que leur donne le droit outragé ; comme si, dans un monde civilisé, la morale ne devait pas avoir raison d’une puissance faite uniquement de la force, si géniale soit-elle. Dans cette tentative, Napoléon lui-même sombre, non pas pour avoir manqué de génie, mais pour avoir tenté l'impossible, pour avoir entrepris, avec une France épuisée de toutes les façons, de plier à ses lois une Europe déjà instruite par ses malheurs, entièrement en armes bientôt.
« Décidément, le devoir reste commun à tous. Au-dessus des armées à commander victorieusement, c'est le pays à servir pour son bonheur tel qu'il l'entend, c'est la justice à respecter partout : au-dessus de la guerre il y a la paix.
« Décidément, l’homme même le plus doué s'égare, qui, dans les règlements de comptes de l’humanité, se fie à ses vues propres et à ses seules lumières, et s’écarte de la loi morale des sociétés, faite du respect de l’individu, de ces principes de liberté, d'égalité et de fraternité qui constituent notre civilisation et qui sont l’essence même du christianisme. »
Des années après et dans un cadre moins formel, Foch se montra bien plus sévère, comme le rapporte le colonel Charles Bugnet, son ancien officier d’ordonnance, dans En écoutant le maréchal Foch, ouvrage paru en 1929. Au sujet du retour de Napoléon de l’île d’Elbe, on y lit ainsi :
« C’était une pure folie, me dit [Foch]. Comment [Napoléon] peut-il oublier à ce point les grands intérêts du pays qui lui avait tant donné ? Comment peut-il croire un seul instant que cette fugue, cette équipée, pouvaient produire quelque résultat ? Il savait fort bien cependant que la simple nouvelle de son débarquement aurait pour effet immédiat de cristalliser de nouveau la coalition, d’ameuter l’Europe toute entière contre la France. Il était trop intelligent pour ne pas en être sûr. C’est en effet ce qui arriva. C’est en vain qu’il multiplie, de retour à Paris, les promesses et les protestations de paix. Personne en Europe n’en tint le moindre compte. Russes, Prussiens, Autrichiens, Anglais sortirent de leur fourreau l’épée qu’ils venaient à peine de rentrer. Ils s’ébranlèrent instantanément, prêts à tous les efforts, à tous les sacrifices, pour écraser celui qu’ils considéraient comme un trouble-fête, un aventurier, un usurpateur.
« Les années, à mesure qu’elles se déroulaient, développaient chez Napoléon le goût du risque, l’amour du jeu. Il s’ennuyait, il dépérissait à l’île d’Elbe. Il joua la France, comme un joueur risque toute sa fortune sur un coup de cartes. Il joua et il perdit.
« Cet amour du jeu, du risque, dit Foch, c’est un des mauvais côtés de Napoléon, une des ombres de cette grande figure qui possède par ailleurs tant de traits éclatants.
« On peut et on doit lui reprocher aussi les égards, les bienfaits excessifs dont il combla, à nos dépens, son innombrable famille. Que de frères et que de sœurs ! de beaux-frères et de cousins ! Il fallait pourvoir de trônes et de principautés cette parenté pullulante, quémandeuse et querelleuse, jamais satisfaite d’ailleurs, bien qu’on lui donnât beaucoup, beaucoup trop !
« Quel affreux exemple de népotisme ! Vraiment toute cette nichée de Corses qui se partagent, se disputent ses faveurs, ce n’est pas un très beau spectacle. »
Le talent militaire de Napoléon ayant abouti à la catastrophe que l’on sait, d’aucuns croient aujourd’hui utile de mettre avant son œuvre civile. En réponse à la sortie du long métrage de Ridley Scott, savent-ils aujourd’hui gré à Napoléon d’avoir « achevé » la Révolution, sans trop que l’on sache quelles conclusions en tirer, tant ce verbe est ambivalent dans ce contexte. Or, s’il est vrai que Napoléon chef d’État a été moins néfaste que Napoléon chef des armées, son œuvre civile et ses talents d’administrateur méritent eux aussi d’être sérieusement remis en question.
À cet égard, une remarque liminaire d’ordre général s’impose : il est beaucoup plus aisé de reconstruire une fois que tout a été détruit, de poser de nouvelles fondations sur la terrible tabula rasa que la Révolution française s’est acharnée à dégager. Il est bien plus difficile en revanche de réformer des institutions qui n’ont pas été détruites, mais qui subsistent, tout comme leur pouvoir de nuisance et leurs avantages acquis, c’est-à-dire leurs privilèges. Se frayer un chemin à travers une jungle constituée de siècles de textes juridiques, de coutumes et de réflexes est bien plus ardu que de traverser un champ nivelé. C’est précisément pour cette raison que la France contemporaine, amoncellement de strates sédimentées et de « droits acquis », comme celle de l’Ancien Régime avant elle, est autant que lui incapable de se réformer. C’est particulièrement manifeste quand on songe aux finances publiques. Un excès de mauvaises habitudes, de mauvais plis sont pris et ils ne disparaissent guère, certainement pas d’eux-mêmes, en l’absence d’un choc majeur, qu’il soit endogène ou exogène. Il est plus difficile d’élaguer et de tailler un arbre que d’en planter un nouveau.
Ceci est d’autant plus vrai que nombreuses des créations attribuées à Napoléon par ses sectateurs ne sont de fait pas si nouvelles. Elles ne sont pas des conceptions de son esprit, mais exhumées d’un sol des plus fertiles en la matière.
Sans prétendre à l’exhaustivité, il en va ainsi :
- du Conseil d'État, institué en 1799, successeur du Conseil d’État du roi – ainsi, les maîtres des requêtes et les conseillers d'État sont des hauts fonctionnaires qui existent avec ce titre depuis le XIIIᵉ siècle, l'expression « Conseil d'État » apparaît pour la première fois en 1578 sous Henri III pour désigner le Conseil du roi (on trouve aussi la formulation « Conseil d'État du Roi ») ;
- des préfets, institués en 1800, lesquels s’inspirent des intendants d’Ancien Régime, hauts fonctionnaires de l’administration royale dans les circonscriptions administratives que constituaient à l’époque les généralités, ancêtres de nos départements ;
- de la Banque de France, créée en 1800, qui n’a qu’une très lointaine filiation avec la Banque de France actuelle – elle a été créée par un groupe de banquiers comme société privée et ce n’est qu’en 1848 qu’elle a obtenu le monopole d’émission de la monnaie, qu’en 1936, sous Blum, qu’elle perd son autonomie et qu’en 1945 qu’elle est nationalisée ;
- de l’Ordre national de la Légion d'honneur, institué en 1802, qui emprunte l’essentiel, y compris l’apparence de ses insignes, à l’Ordre de Saint-Michel, créé en 1469 par Louis XI, mais surtout à l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, créé en 1693 par Louis XIV, tous les deux supprimés en 1791 ;
- du code civil, promulgué en 1804, qui est la conclusion de longs travaux, Cambacérès ayant présenté pas moins de trois projets en ce sens en 1793, 1794 et 1796, avant que deux autres projets soient présentés par Jacqeminot et Target en 1799 – aussi le code civil doit-il énormément aux travaux préparatoires de Bigot de Préameneu et de Tronchet, spécialistes de la coutume en vigueur au nord de la France, d'une part, et de Maleville et Portalis, spécialistes du droit écrit d'inspiration romaine, en vigueur au sud de la France, d'autre part ;
- de la Cour des comptes, instituée en 1807, laquelle reprend alors les missions auparavant attribuées à la Chambre des comptes de Paris, dont elle occupe d’ailleurs initialement les mêmes locaux – Chambre des comptes qui doit sa création et l’essentiel de ses règles de fonctionnement à plusieurs ordonnances royales prises entre 1309 et 1319, avant d’être supprimée en 1791 ;
- du baccalauréat, institué en 1808, titre qui existait au sein de l’université de Paris depuis le XIIIᵉ siècle et qui correspondait à un grade universitaire dans les facultés des arts, de médecine, de droit et de théologie.
C’est de cette manière, en tentant de rester aussi éloigné des outrances cinématographiques que de la propagande bonapartiste, que l’on peut juger de l'œuvre de Napoléon avec autant de justesse et d’impartialité que possible. Nul n’ira jusqu’à affirmer qu’il n’aurait en rien œuvré au code civil ou aux autres institutions susmentionnées. En ce qui concerne le code civil en particulier, bien qu’il soit établi que Napoléon n’en était pas à l’origine, qu’il n’a pas davantage tenu la plume ou débattu des questions juridiquement les plus pointues, son rôle dans la direction et la police des séances du Conseil d’État est reconnu.
Ses mérites comme administrateur doivent ainsi être ramenés à leur juste proportion. Il incombe de ne pas exagérer son crédit. Manifestation abusive d’un culte du chef qui n'a pas lieu d'être, les individus sont généralement surestimés et la croyance en l’existence d’hommes providentiels est le plus souvent erronée, de même que celle aux choses accomplies par une seule personne. Ce n’est généralement pas ainsi que fonctionnent les États, monstres administratifs froids et impersonnels qu’ils sont de longue date ; ni que s’écrit l’histoire, qui relève davantage de la dynamique des forces telluriques que de la volonté d’un homme, si grand soit-il.
Auguste Lorrain
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