lecture critique des Diverses familles spirituelles de la France,
par Maxence de Touraine
Introduction
Les diverses familles spirituelles de la France, publié chez Émile-Paul Frères à la fin du mois d’avril 1917, « au millième jour de guerre », rassemble une partie des articles que Maurice Barrès a donnés à L’Écho de Paris du 27 novembre 1916 au 9 mars 1917, avant de les retravailler, les étoffer et les flanquer de copieuses notes. Ici, l’écrivain français s’intéresse à l’appel à la mobilisation générale du 4 août 1914 et au phénomène historique et politique qui en résulta : l’Union sacrée. Par ces mots, il s’agit de désigner l’union de tous les Français — ou presque — par-delà leurs différences idéologiques, philosophiques et religieuses. Plus qu’une simple conjonction des forces physiques, le rassemblement des forces morales engendre une véritable « spiritualité guerrière ». Face à l’ennemi extérieur, massif et puissant — l’Allemagne —, il semble nécessaire, voire vital, de s’allier à son ennemi intérieur de naguère. En un sens, par sa capacité à réconcilier les Français jusqu’alors divisés par les luttes partisanes et religieuses, la Grande Guerre sauve la France de la guerre civile à plusieurs points de vue. Selon Maurice Barrès, l’heure est à la fraternité entre ce qu’il identifie comme les cinq familles spirituelles qui composent la patrie, cette famille de familles : les catholiques, les protestants, les israélites, les socialistes et les traditionalistes, dans l’ordre du développement de l’auteur. Notre objectif dans ce présent article consistera à discerner la portée et les limites de la thèse de Maurice Barrès dans cet ouvrage, sans faux-fuyant, sans complaisance. Le prestige qui auréole ce grand écrivain auprès de la droite nationaliste ne doit en aucune manière nous interdire de porter un regard lucide.
La France du front ou l’histoire d’une grande amitié
L’armée de France, qui se sacrifie face à l’armée d’Allemagne, regorge d’amitiés fécondes, invétérées dans trois principes ou réalités : le pays, l’habitude et l’attraction. Les soldats s’unissent autour de leur patrie d’origine, de l’âpre quotidien partagé et des accointances politiques ou religieuses. Certaines fraternités roulent depuis le fond des âges, d’autres émergent du champ d’honneur et des souffrances éprouvées. La tranchée se fait même le lieu de réconciliation entre catholiques et protestants, comme nous le verrons plus tard. Maurice Barrès célèbre la primauté de la diversité sur la division qui se manifestait auparavant. Nous verrons aussi que son enthousiasme est malheureusement lourd d’équivoques.
Les catholiques au combat, fils aînés de l’Église, fils chéris de la France
Outre le fait que la plupart des soldats mobilisés sont de confession catholique, nombreux sont les abbés, aumôniers et prêtres à tomber au combat. La communion entre clercs et laïcs se célèbre dans la boue des tranchées et dans le sang des hommes. Maurice Barrès claironne alors : « Comment s’étonner qu’une telle atmosphère de sacrifice produise en abondance les fleurs les plus rares de la haute spiritualité ? » (p. 58) En un sens, si le sang des martyrs est la semence des chrétiens, selon Maurice Barrès le sang des Poilus est la semence des Français. La comparaison entre la cité de Dieu et la cité des hommes, entre l’Église et la patrie, entre le Christ et le Poilu, s’étend à l’association entre la Passion du Christ et le sacrifice des soldats. Pour les prélats, il s’agit également d’une façon de réduire la fracture entre le peuple de France et l’Église, creusée par les assauts de la libre-pensée et de la franc-maçonnerie, particulièrement concentrés à l’heure de la querelle scolaire, de la loi sur les associations et de la séparation des Églises et de l’État, tumultueux événements de la IIIe République, ou République du Grand Orient.
Les protestants, martyrs de la sainte cause française
L’on comprend sous la plume de Maurice Barrès que la tragédie de la Grande Guerre, ciment d’une sorte de fraternité entre catholiques et protestants, conjure la guerre civile confessionnelle du XVIe siècle, appelée « guerres de religions », entre « papistes » et « réformés » (en fait, hérétiques et schismatiques). Le schisme interne au christianisme occidental, abusivement dénommé « Réforme », provoqué par Martin Luther et Jean Calvin, consciences éminentes, mais néanmoins perverses, de la civilisation occidentale, semble s’apaiser dans le colloque des âmes que permet le délitement des corps, confusément dégradés, salis, avilis, perclus — voire tout bonnement pulvérisés par le souffle brûlant d’un obus. En outre, l’écrivain salue l’ardeur avec laquelle les luthériens souhaitent reconquérir l’Alsace-Lorraine, leur petite patrie de toujours. Les deux confessions, quoique virulemment opposées à travers l’histoire, s’abreuvent à la source unique de l’Évangile et croissent sous le soleil glorieux de la mère patrie. « Même racines profondes dans la chrétienté et deux floraisons glorieuses », écrit Maurice Barrès.
Maurice Barrès face aux israélites : un mea culpa fautif ?
C’est là que le bât blesse. Maurice Barrès, écrivain et homme politique clairement affilié à la famille nationaliste, se réclamant lui-même du traditionalisme, ne se distinguait pas naguère par son philosémitisme, ou plutôt, devrait-on dire, sa judéophilie. À l’époque, l’on pouvait trouver dans son programme électoral de 1898, alors qu’il était candidat à la députation de Nancy : « Assimilés aux Français d’origine par la Révolution, les juifs ont conservé leurs caractères distinctifs, et, de persécutés qu’ils étaient autrefois, ils sont devenus dominateurs. […] Ils violent [les] principes [de la Révolution] par une action isolée qui leur est propre, par des mœurs d’accaparement, de spéculation, de cosmopolitisme. » (p. 28) En sus de la sévérité du ton, l’on peut souligner la très profitable manière dont Maurice Barrès désigne l’ennemi à abattre, sous le vocable de « cosmopolitisme ». Soixante-dix ans avant la révolution de Mai 68, au cours de laquelle la gauche, expression idéologique de l’utopie égalitaire, délaissera le collectivisme au profit du cosmopolitisme, pour le malheur des nations — dont la France —, l’écrivain vise juste et campe un antagonisme insoluble entre idéologie des soi-disant citoyens du monde et nationalisme. Nous disions, loin est le temps de ces proclamations largement judéo-critiques. Voici les mots inquiétants que l’on peut trouver dans son texte, et qui visent à louer et non blâmer : « Rothstein était un sioniste. Par ce gage donné à la France, il ne doutait pas de servir la cause d’Israël. » (p. 72) Certainement ému par la sacrifice incontestable de nombreux Juifs durant la guerre, Maurice Barrès se laisse aller à une regrettable complaisance. Plus loin, il cite Léon Sommer :
« Actuellement, dit-il, je tiens ma vie comme entièrement sacrifiée, mais si le sort veut bien me la laisser, à la fin de la guerre je la considérerai comme ne m’appartenant plus, et, après avoir fait mon devoir envers la France, je me dévouerai au beau et malheureux peuple d’Israël dont je suis issu. Mon cher aumônier, au cas où je viendrai à disparaître, j’aimerais bien dormir sous l’égide de David. Un “Maguen David” me bercerait peut-être d’un dernier frisson, et mon esprit se complaît à la pensée de dormir mon sommeil éternel à l’ombre du symbole de Sion. » (p. 73)
Maurice Barrès, sinon encourage, du moins tolère, une double allégeance qu’il juge compatible avec l’idéal national, passant ainsi par pertes et profits le serment de Clermont-Tonnerre, lequel accorda, sous la Révolution, tout aux Juifs en tant que citoyens, mais rien en tant que nation. À la suite d’un éloge agaçant d’Adolphe Isaac Crémieux, membre de l’Alliance israélite universelle, qui profita de la reddition de Napoléon III à Sedan pour offrir la nationalité française aux Sépharades d’Algérie, il cède la parole à Robert Hertz, qui dit ceci de ses congénères : « Après [la guerre] ils pourront travailler, s’il leur plaît, à l’œuvre supra et inter nationale » (p. 76). Cette incitation déplorable au cosmopolitisme d’individus comme Robert Hertz qui se vivent comme intrinsèquement étrangers au corps national devrait scandaliser le prétendu patriote Maurice Barrès, qui semble aller à Canossa, comme s’il avait gros à se faire pardonner. Soit dit en passant, cela confirme ce que l’on doit penser de l’expression « Français par le sang versé », à savoir le plus grand mal… En outre, l’écrivain considère que « leur patriotisme est tout spirituel, acte de volonté, décision, choix de l’esprit », opérant un contresens tout à fait caractéristique. Nous ne rappellerons jamais assez que ce n’est pas l’opinion qui fait l’identité, mais les ancêtres.
Maurice Barrès et le socialisme : les liaisons dangereuses
Partisan depuis longue date d’un « socialisme national », Maurice Barrès succombe à une tendresse prononcée à l’égard des socialistes, y compris de ceux qui préfèrent l’internationalisme au nationalisme. Pourtant, le socialisme, dans son essence, mine l’unité de la nation par l’excitation révolutionnaire de la lutte des classes. Néanmoins, l’écrivain, quant à lui, projette son nationalisme sur son socialisme, préférant le socialisme de Fourier et Proudhon à celui de Karl Marx.
Les traditionalistes ou la famille de Maurice Barrès
Nonobstant les faiblesses inadmissibles décrites plus tôt, de nombreux éléments positifs jalonnent le texte que nous tenons entre les mains. D’abord, la reconnaissance de l’âme celtique de la France, aux prises avec l’ennemi germanique, l’Allemagne. « L’alouette gauloise se lève du sillon et chante aussitôt que le soleil commence à luire. » (p. 134)… Ensuite, l’acceptation de la république comme régime et comme idéal. Enfin, la valorisation des identités locales et régionales, ferments d’un nationalisme plus que jamais enraciné.
Le barrésisme est un gallicanisme
« Nous avons le droit de parler de saints français et de tradition catholique française, car la grâce ne détruit pas la nature, mais simplement la perfectionne, ne gardant que ce qu’il y avait de bon dans l’individualité. » (p. 138-139)… Cette réflexion, d’une profondeur théologique manifeste, insiste sur la singularité du catholicisme français et tranche avec le vent italien qui souffle sur les églises de France, celui de l’ultramontanisme et ses prétentions théocratiques, d’autant plus outrancières que la déchristianisation des cœurs et des reins sévissait fort lors des années qui précédèrent le déclenchement de la Grande Guerre.
L’universalisme de l’Incarnation ou la philosophie profonde de la France
Maurice Barrès ne tombe pas non plus dans l’écueil qui consiste à bêtement opposer identité de la France et universalisme, alors que celui-ci est au cœur de celle-là. Dans le moindre chauvinisme, dans le geste patriotique le plus anodin, dans l’accent provincial le plus typique, l’écrivain entend l’appel aux valeurs universelles : « L’esprit français le plus indigène, le plus local, a toujours de l’universalité. » (p. 141) Comme il l’écrit lui-même, si l’universalisme est chevillé au corps de la France, c’est en raison de son identité inexorablement chrétienne. Voilà ce qui motivera la comparaison entre les chrétiens des tranchées et les chrétiens primitifs quelques pages plus loin.
La République est notre seul royaume de France
Au fond, Maurice Barrès présente visiblement des aspects péguystes, s’exaltant de la communion paradoxale entre l’esprit des instituteurs et l’esprit des curés là où la mort règne sans partage : « Notre grande force est d’être un peuple de terriens qui ne parlent pas, qui vivent sur des bribes de catéchisme et d’école primaire. » (p. 174)
Conclusion
En un mot, la tragédie de la Grande Guerre conduisit Maurice Barrès à chanter les louanges d’un œcuménisme suspect, incluant dans sa chanson de geste patriotique les socialistes, avides de lutte des classes — et, pis encore, les éléments les plus communautaristes des israélites. Pour autant, ce serait un immense gâchis de s’abstenir de se délecter de ce que j’aurais dû commencer par évoquer, à savoir sa prose déliée, émotive, incandescente, sublime, et de s’inspirer de quelques conclusions quant à l’âme française, sans jamais se défaire, ici comme ailleurs, de son esprit critique.
Bibliographie
Maurice Barrès, Les diverses familles spirituelles de la France, CNRS Éditions, coll. « Biblis », Paris, 2016 [1917], 226 p.
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