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Photo du rédacteurAuguste Lorrain

Analyse des élections présidentielle et législatives en Turquie

Dernière mise à jour : 10 juil. 2023

64 millions d'électeurs parmi les 85 millions de Turcs étaient appelés à se prononcer à l'occasion des élections présidentielle et législatives le 14 mai 2023. Bien que Recep Tayyip Erdoğan et l'AKP (parti de la justice et du développement), son parti islamo-conservateur, soient au pouvoir depuis de 2003 et aient remporté la majorité des scrutins depuis lors, ces élections se présentaient sous une configuration inédite, celle d'un référendum pour ou contre le présidant sortant.

Erdoğan semblait en effet très affaibli et la majorité des sondages l'ont longtemps donné perdant et ceci pour de nombreuses raisons :

L'économie turque est en pleine crise. Affaiblie par une livre turque qui s'est considérablement dépréciée par rapport aux principales devises internationales depuis que la tentative de coup d'État en Turquie en 2016 a fait fuir une partie importante des capitaux étrangers comme nationaux, l'économie turque fait face à une inflation qui a atteint 72,3% au titre de l'année 2022, aggravée par le manque d'indépendance de sa banque centrale qui met en œuvre une conception islamique et hétérodoxe propre à Erdoğan de la politique monétaire qui consiste à baisser les taux directeurs au lieu de faire l'inverse, le président turc jugeant des taux directeurs élevés comme contraires à l'islam.

La majorité sortante était de plus affaiblie par sa mauvaise gestion des secours apportés à la suite du séisme du 6 février 2023 en Turquie et en Syrie, lequel a fait près de 58.000 morts dont environ 50.000 Turcs et plus de 100 000 blessés.

Aussi pouvait-on plus que jamais reprocher à Erdoğan sa pratique autoritaire du pouvoir, celui-ci gouvernant en potentat oriental depuis que la révision constitutionnelle turque de 2017, supprimant la fonction de premier ministre, a présidentialisé le régime et porté atteinte à la séparation des pouvoirs. De même, ses atteintes à la laïcité, principe constitutionnel en Turquie, se sont multipliées.

De surcroît, pour la première fois, Erdoğan faisait face à une opposition unie. Si Ekrem Imamoğlu, le populaire maire d'Istamboul du principal parti d'opposition, le CHP (parti républicain du peuple, kémaliste, laïc et social-démocrate) n'a pu se présenter en raison notamment d'une condamnation en décembre 2022 pour injure assortie d'une peine d'inéligibilité, très opportune pour Erdoğan mais certes non définitive, l'opposition s'est ralliée à Kemal Kılıçdaroğlu, dirigeant du CHP. Peu charismatique, Kılıçdaroğlu a essentiellement fait campagne autour de deux grandes promesses : rétablir la constitution turque dans sa rédaction antérieure à 2018 et réémigrer les près de 4 millions de Syriens mais aussi les Irakiens ayant traversé la frontière du fait des problèmes dans leurs pays respectifs, dont la présence en Turquie est impopulaire et qu'Erdoğan a déjà commencé à naturaliser — ces derniers constituant un électorat potentiel pour lui.

En dépit de ces circonstances, l'alliance de l'AKP, du MHP (parti de l'action nationaliste, nationaliste et panturc) et de deux autres petites formations a gagné les élections législatives, remportant 323 sièges sur 600. Fait plus important encore, au premier tour de l'élection présidentielle, Erdoğan a remporté 49,52% des suffrages contre 44,88% pour Kılıçdaroğlu. Si, pour la première fois, Erdoğan a ainsi été mis en ballotage, le second tour était joué d'avance. Sinan Oğan, candidat nationaliste indépendant et troisième homme de l'élection avec 5,17% des suffrages, qui se rêvait faiseur de rois, s'est ainsi logiquement rallié à Erdoğan, permettant à ce dernier d'obtenir 52,18% des suffrages au second tour.

Plusieurs leçons peuvent être tirées de ces scrutins. La première est démographique : si Erdoğan arrive quelles que soient les circonstances à se maintenir au pouvoir depuis 20 ans, c'est parce que le rapport de force démographique lui est de plus en plus favorable. Essentiellement parce que les Turcs des côtes, plus occidentalisés et davantage proches du CHP, ont en moyenne moins d'enfants que les Turcs de l'hinterland, plus pieux et proches de l'AKP. La deuxième est politique : loin d'être marginal, le nationalisme est au contraire un courant de première importance. Les quatre partis nationalistes dits parfois ultranationalistes que sont le MHP, le YRP, le BBP et le parti Iyi cumulent 25% des suffrages exprimés aux législatives. Si on y ajoute l'AKP qui, bien qu'issu du courant islamiste, agit de fait souvent comme un mouvement nationaliste et le CHP, mouvement nationaliste à ses origines et dont le nationalisme constitue encore officiellement une doctrine centrale, bien qu'il y soit moins fidèle que par le passé, près de 85% des Turcs ont voté pour un mouvement nationaliste. La troisième est géopolitique : les gouvernements occidentaux, dont beaucoup espéraient in petto une défaite d'Erdoğan, devront à l'avenir composer avec un président Erdoğan renforcé, plus irrévérencieux et irascible que jamais, allié parfois incertain au sein de l'OTAN et qui n'hésitera pas, comme il l'a fait par le passé, à afficher son animosité. Ils devront aussi, pour ce qui est de l'Europe continentale, composer avec des minorités turques qui lui sont acquises.


Auguste Lorrain

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