DE L'IMPORTANCE DE LA CIVILISATION
(Textes issus de La Politique du vivant)
Une tiédeur mortelle
La contrainte culturelle joue chez l’homme un rôle vital, comme l’ont montré Konrad Lorenz et les éthologues. Sans contraintes culturelles, l’homme ne ferait rien, ne serait rien. Les étudiants en beaux-arts, qui disposent d’un an pour élaborer un projet sur lequel ils seront jugés, laissent généralement passer cette année sans rien faire. Ce n’est que le dernier mois que, rappelés à l’ordre par l’approche de l’échéance universitaire, ils se décident à « faire charrette », selon une expression corporative – c’est à dire à rattraper en quelques semaines le retard qu’ils ont pris dans l’élaboration de leur projet, quitte à travailler quinze heures par jour. L’effort énorme qu’ils fournissent alors, ils ne l’auraient jamais fourni sans cette contrainte culturelle que constitue le délai de dépôt du projet. Tout le monde est conduit à faire ainsi charrette plus d’une fois dans le cours de sa vie. Pour donner le meilleur de lui-même, l’homme a besoin de l’encadrement d’une civilisation.
A l’origine, les disciplines culturelles étaient les conditions mêmes de la survie matérielle. La valorisation de la chasse et de ses dangers, le mépris pour la lâcheté créaient des contraintes nécessaires à la survie alimentaire du groupe. Mais de nos jours, la hausse du niveau de vie a éloigné les duretés et les dangers de la vie primitive : aussi l’homme moderne est-il porté à la facilité, au rejet des « répressions » – c’est à dire des disciplines culturelles. Elles semblent évidemment moins nécessaires dans la vie courante, mais de leur effacement résulte en fin de compte un amollissement, un dégoût de l’effort, une « tiédeur mortelle du sentiment » (Lorenz) qui, loin d’apporter le bonheur, suscitent bien souvent la névrose.
Beethoven et le clochard
Les instincts de l’homme ont besoin pour s’épanouir d’un milieu culturel favorable : ni excessivement répressif, ni excessivement libéral. Ce n’est que dans les disciplines que l’homme peut développer sa personnalité et atteindre ainsi une plus grande liberté.
Où est, en effet, la liberté de l’homme ? Est-elle dans la situation d’un clochard qui n’a rien à faire, se laisse aller et risque fort de finir dans la salle commune de l’hôpital ou d’un asile ? Ou bien est-elle dans un Ludwig van Beethoven qui, s’apercevant qu’il devient sourd, s’écrie : « Destin, je te prendrai à la gueule ! » et compose alors ses plus merveilleuses symphonies ?
La liberté chez l’être humain, n’est que dans sa volonté. Or la volonté ne s’épanouit que dans le cadre d’institutions culturelles favorables : il n’y a pas d’hommes libres dans une cité sans lois. Méfie-toi des discours sur ta « libération » ; c’est le meilleur moyen de te conduire à l’esclavage ! Quand on sait ce qu’il en a été de la « libération » du Cambodge, on comprend de que cela veut dire.
Dans l’envers du miroir, Konrad Lorenz se livre à une remarquable analyse du rôle des institutions dans la santé non seulement des hommes, mais aussi des sociétés. Pour lui, la sécrétion d’une culture par un peuple – ce qu’il appelle la « ritualisation culturelle » joue quatre rôles essentiels pour la survie de ce peuple.
Rôle des traditions
Les traditions permettent, tout d’abord, la communication entre les membres du groupe. En effet, les modes de communication, quoiqu’inscrit dans le génotype, ne peuvent s’épanouir que par l’apprentissage du langage dans la petite enfance. Hérédité et éducation sont donc infiniment liées.
Le deuxième rôle des ritualisations culturelles consiste à canaliser les comportements, notamment les comportements agressifs. Les disciplines empêchent le développement destructeur d’une agressivité incontrôlée. Ce rôle est essentiel dans les sociétés humaines puisque l’homme est un être très agressif, comme l’ont montré les éthologie. « L’homme est un animal de proie, écrivait déjà Oswald Spengler (…) sa tactique vitale est celle d’un superbe animal de proie, intrépide, fourbe et cruel. Il ne vit que d’agressions, de meurtres et de destructions. Il aspire, et a toujours aspiré depuis qu’il existe, à régner en maître. » La vision binoculaire, assimilable précisément à celle des bêtes de proie, correspond d’ailleurs bien aux fonctions de chasseur, et donc de tueur, de l’homme de origines. Jacques Monod, pour sa part, estime qu’une des particularités de l’espèce humanitaire est l’aptitude au génocide, assez fréquent dans l’histoire. C’est pourquoi, il est très important que soit canalisée cette agressivité. Sinon le « retour à la nature » par relâchement des disciplines, aboutirait inéluctablement à ce que Hobbes appelait la guerre de tous contre tous, l’anarchie au profit des plus forts.
La formation de nouvelles et puissantes motivations du comportement est un rôle essentiel des traditions institutionnelles. Les idéaux – qu’il s’agisse de la liberté, de la justice, de la participation, etc. – proviennent de motivations affectives dont la base énergétique est biopsychique, mais dont la forme est culturelle. Tel homme sera prédisposé héréditairement à être un excellent guerrier, mais le fait qu’il utilise son courage dans le cadre d’une armée – et non dans le cadre d’une entreprise, par exemple – reste un fait largement culturel. Les institutions, en donnant une forme sociale à l’énergie affective, la canalisent vers des actions cohérentes du point de vue de l’individu et de la société. Sans elles, les motivations seraient chaotiques comme elles peuvent l’être chez le petit enfant qui fait des « caprices ».
La quatrième fonction des disciplines culturelles, selon Konrad Lorenz, est « l'empêchement des mélanges et des croisements. » Elle a pour but la cohésion du groupe, plus facile à réaliser si le peuple est homogène. « Même dans les groupes sociaux non cimentés par des symboles culturels communs, mais par des relations personnelles et des liens d’amitié (…) la cohésion à l’intérieur du groupe est renforcée par l’attitude d’hostilité manifeste vis-à-vis des autres groupes du même type, note Lorenz. Au niveau des groupes culturels cimentés par la possession de valeurs culturelles communes, le renforcement de la cohésion du groupe par l’hostilité vis-à-vis des autres groupes du même type est encore plus nette. »
Civilisation et contrainte
Dans les périodes de décadence, ces quatre rôles que jouent les disciplines culturelles pour faire survivre les sociétés humaines sont naturellement défaillants. La fonction de communication est parasitée : mauvaise communication entre jeunes et vieux, entre catégories sociales, entre partis politiques. La société est alors menacée de guerre civile par conflits d’objectifs internes entre ses propres membres.
La fonction de canalisation des comportements s’affaiblit également : violence incontrôlée et criminalité se développent. La fonction de motivation est affaiblie : cela donne une société sans âme, sans idéal, prête à tous les renoncements. Pour les membres les plus fragiles, c’est alors le développement des névroses, de la neurasthénie, du désintérêt à l’égard de la vie. De tels symptômes, sans les exagérer, sont observables dans nos pays et l’incapacité des dirigeants politiques à entraîner l’enthousiasme y est assez répandue. Quant à la fonction qui freine les mélanges et les croisements, elle voit son rôle se réduire. Cela permet sans doute une certaine diminution des tensions raciales ; mais à terme, la perte d’homogénéité peut menacer l’identité de chaque peuple. L’enrichissement par la différence risque de faire place à un appauvrissement dans une sous-culture de masse, niveleuse et déracinante.
Ainsi donc, les institutions sociales jouent un rôle indispensable à la survie des individus et des groupes. Les contraintes qui pèsent de ce fait sur les individus peuvent évoluer avec les sociétés – elles ne peuvent pas être levées. D’ailleurs, si l’on en croit Lorenz, qui se réfère au sociologue Hans Freyer, « le monde d’objets fabriqués par l’homme, ses vêtements, son mobilier, son habitat et ses jardins, le paysage « magiquement transfiguré » par la civilisation et surtout les œuvres d’art propres à sa civilisation qui l’entourent de toutes parts, impriment à l’homme civilisé une marque qui se répercute inévitablement sur son comportement. Même le comportement social, depuis ses formes les plus superficielles, les « manières », jusqu’aux formes les plus profondes et les plus personnelles d' »attitudes » morales, est marqué par le style de l’époque imposant à la créature naturelle que tout homme porte en lui (…) une contrainte qui va s’accentuant avec l’évolution de la civilisation.
« La dissolution des moeurs, en d’autres termes, de la révolte contre cette contrainte de plus en plus insupportable exercée par une culture de plus en plus ritualisée*, peut être l’une des causes du brusque effondrement d’une grande civilisation. »