LIBÉRALISME ET NATION
par George Berthu
Depuis le début du siècle, libéralisme et nation paraissent avoir divorcé. Mais, au-delà des apparences, on peut penser que cette situation ne va pas durer. En effet, le choc de la mondialisation oblige le libéralisme à réexaminer de fond en comble sa théorie de la nation.
Des origines communes
Rappelons rapidement quelques notions connues : le libéralisme comporte un tronc commun et deux branches. Le tronc commun, c’est la propriété de chacun sur lui-même, et son prolongement, la propriété individuelle des biens ; les deux branches sont le libéralisme économique – le capitalisme – et le libéralisme politique – la démocratie.
Je sais bien qu’il a existé au XIXe siècle, et qu’il existe encore, de nombreux libéraux indifférents à la démocratie : pour eux, la question principale n’est pas de savoir quel est le fondement de l’Etat, mais seulement comment il restera contenu dans des limites permettant le développement d’une société libre. Personnellement, je n’adhère pas à cette distinction. A mon avis, on ne peut vraiment limiter l’Etat que si l’on pose d’abord le principe de la souveraineté de la personne, et, si l’on admet ce principe, je ne vois pas comment on peut esquiver la question de la démocratie. Toutefois, il faut préciser que la souveraineté de la personne s’inscrit dans une continuité : d’abord, chacun, lorsqu’il émet un jugement, exprime son opinion personnelle, mais aussi des règles de juste conduite immémoriales que son éducation lui a fait intégrer ; plus largement, la démocratie ne s’exerce bien que dans le cadre de valeurs partagées, qui est celui de la nation.
Cette convergence entre libéralisme, démocratie et nation se vérifie aux origines de l’histoire du libéralisme. Le mouvement de 1789, dans sa période libérale et réformiste – par opposition à la période révolutionnaire qui a suivi – a supprimé les privilèges et les corporations ; il a fondé la souveraineté de la nation, c’est-à-dire en réalité la souveraineté de citoyens titulaires de droits inaliénables, et décidés à concourir ensemble, personnellement ou par leurs représentants, à l’élaboration de la loi. Ce mouvement de 1789, qui s’accommodait au départ du suffrage censitaire, s’est ensuite peu à peu dirigé, sous la poussée de ses propres principes, vers le suffrage universel. Il a été à l’origine, notamment, du principe des nationalités, qui proclamait le droit à l’unité et à l’indépendance des peuples unis par une langue, une race, une histoire ou des traditions communes. Ce principe, répandu en Europe par Napoléon Ier, est à la source des révolutions libérales et nationales du milieu du XIXe siècle. Toute la fin de ce siècle a été dominée par l’alliance du libéralisme et du sentiment national, qu’illustre bien le Second Empire en France, et qui devait conduire à terme à la dislocation des empires plurinationaux – empire austro-hongrois et empire ottoman – ainsi qu’à la reconstruction d’autres unités sur de nouvelles bases – l’unité allemande et l’unité italienne.
Mais cette alliance du libéralisme et de la nation s’est brisée au XXe siècle : les guerres européennes ont, en effet, favorisé le développement d’un dirigisme d’Etat qui prétendait protéger la nation contre ses adversaires, y compris le libéralisme.
Je vais vous montrer l’engrenage qui a conduit à cette séparation, à travers l’évolution de la droite nationale d’une part, de la droite libérale d’autre part.
Evolution de la droite nationale
Nous avons assisté, au XXe siècle, à un glissement progressif de la droite nationale de l’antilibéralisme philosophique vers l’antilibéralisme politique, puis économique, à la suite d’une cascade de malentendus, favorisés à vrai dire par la course à la puissance engagée par les Etats dans la perspective des guerres.
Quand on lit attentivement Maurras, par exemple, on s’aperçoit qu’il critique d’abord et avant tout ce qu’on appelait au XIXe siècle le « libéralisme philosophique », à savoir l’idée selon laquelle toutes les opinions, tous les modes de vie seraient égaux, et selon laquelle chaque homme devrait former son jugement en se libérant de ses antécédents culturels ou naturels. Cet « antilibéralisme philosophique » d’origine religieuse, mais qui comporte également une version séculière, aurait très bien pu ne pas dériver vers l’antilibéralisme politique ou économique. Par exemple, on pourrait soutenir que Hayek, dans la mesure où il pense que les sociétés libres doivent être gouvernées par des règles impersonnelles qui ne sont pas décrétées par un individu, mais filtrées par l’expérience des communautés humaines à travers les siècles, est un « antilibéral philosophique », alors même qu’il est indiscutablement un libéral économique ou politique. Mais la droite traditionnelle, malheureusement, s’est laissée glisser par association d’idées, et sous la pression des événements, vers l’antilibéralisme politique.
En effet, selon Maurras, en plaçant l’individu sans frein ni règle au centre du système social, le libéralisme introduit un principe d’anarchie dans toutes les communautés naturelles, parmi lesquelles la nation. Dès lors, le libéralisme agit comme un facteur d’émiettement social, et rend la nation perméable aux entreprises de ses ennemis.
A partir de cette base, la droite a ensuite glissé vers l’antilibéralisme économique : le libéralisme était accusé d’apporter, là aussi, la division et l’émiettement, qu’il fallait corriger par le corporatisme. Celui-ci, au départ, était conçu comme une libre association des professions, protégée par l’Etat. Mais dans un second temps, sous l’effet de la guerre, du régime de Vichy et de l’inspiration italienne, ce corporatisme associatif s’est transformé en corporatisme administratif, simple relais du dirigisme d’Etat. La boucle était donc bouclée : l’essentiel de la droite nationale, pendant la première moitié de ce siècle, s’était ralliée au dirigisme d’Etat, au nom de la nation, et contre le libéralisme.
Évolution de la droite libérale
La droite libérale, de son côté, a suivi un chemin inverse, et s’est peu à peu détachée de l’idée de nation, qui lui paraissait trop suspecte. Il est remarquable que, dans les quelque mille pages de L’Action humaine, Ludwig von Mises n’analyse guère l’idée de nation, et même en écrit très rarement le mot. Il n’évoque guère que la société considérée en général, et encore en des termes restrictifs. En voici un exemple :
« Dans le cadre de la coopération sociale, peuvent émerger entre les membres de la société des sentiments de sympathie et d’amitié, un sentiment de commune appartenance. Ces sentiments sont la source, pour l’homme, de ses expériences les plus exquises et les plus sublimes ; ils sont les ornements les plus précieux de la vie, ils élèvent l’animal humain aux hauteurs de l’existence réellement humaine. Toutefois, ces sentiments ne sont pas, quoi qu’en aient cru certains, les agents qui ont engendré les relations sociales. Ils sont le fruit de la coopération sociale… ils n’en ont pas précédé l’établissement… Le fait fondamental qui a produit la coopération, la société, la civilisation, et transformé l’animal humain en un être humain est le suivant : que le travail effectué au sein de la division du travail est plus productif que le travail solitaire… »
Ainsi, pour ce maître à penser du libéralisme, la société se définit d’abord par son utilité pour l’efficacité de la division du travail, et l’Etat ne dispose de la contrainte que pour offrir un cadre pacifique à cette division. Von Mises contourne donc prudemment l’idée nationale. Sans toutefois l’attaquer directement, il pense visiblement qu’elle risque de dériver vers une conception « holiste » de la société qui, comme le collectivisme, obligerait l’individu à subordonner ses objectifs à des lois prétendument supra-humaines, invérifiables et impossibles à contester. Cette conception holiste entraînerait la société tout entière dans la régression et dans les guerres, comme le montre « l’histoire contemporaine des pseudo-religions que sont le socialisme, la statolâtrie et le nationalisme » .
Sans aller aussi loin que von Mises, les représentants de la droite libérale dans son ensemble ont souvent pris du recul par rapport à la nation, pour trois raisons :
– d’abord, parce qu’ils craignent toujours qu’un certain « animisme » ne transforme la nation en une créature supérieure aux personnes humaines ;
– parce qu’ils craignent d’expérience que la nation ne serve de couverture à l’Etat, qui lui-même servirait de couverture à une pléthore d’administrations et d’entreprises publiques non justifiées ;
– enfin, et cette raison apparaît la plus courante, parce qu’ils estiment que le libéralisme doit prendre les gens comme ils sont, avec leurs valeurs et leurs échelles de préférences ; dans ces conditions, la nation, qui peut être définie comme un réseau de valeurs transmises de génération en génération, leur paraît se situer, sinon en dehors, du moins à la limite du champ de leurs compétences. Ils ne l’abordent donc en général que par accident, et avec beaucoup de précautions.
Hayek, cependant, a cherché à explorer le sujet davantage. Mais son expérience n’est guère encourageante. Il en reste à des raisonnements généraux, sans aborder de front le problème de la pluralité des nations, et de leur persévérance dans l’être, de sorte que les contradictions affleurent souvent :
– Par exemple, le marché (et le progrès) reposent, selon lui, sur certaines règles abstraites, normes de juste conduite enracinées profondément dans la culture de nos peuples ; mais ce type de société, société de droit, « société ouverte », aurait vocation à s’étendre ; est-ce possible sans que les autres peuples changent leur manière de vivre ? La question reste non résolue par Hayek. C’est à la même question que se heurte, sans pouvoir la résoudre non plus, Guy Sorman dans La nouvelle Richesse des nations .
– Autre exemple, voisin du précédent : l’élargissement des règles de la société ouverte peut détruire les nations, mais se heurte assez vite ensuite à une impossibilité : « Le progrès moral qui nous a fait marcher vers la Société Ouverte, c’est-à-dire l’élargissement de l’obligation de traiter comme les membres de notre tribu des personnes de plus en plus lointaines et à la limite tous les hommes, n’a pu être acquis qu’au prix d’une atténuation de l’obligation d’apporter une contribution délibérée au bien-être des membres de notre groupe… (Or,) lorsque nous ne connaissons plus les personnes à aider ni les circonstances où elles se trouvent, un tel devoir devient une impossibilité psychologique et intellectuelle. »
Hayek termine ainsi par un constat d’échec : « impossibilité psychologique et intellectuelle ». La théorie de la nation reste donc à faire, d’un point de vue libéral.
Mais, avant d’aller plus loin dans la théorie, reprenons contact avec la réalité économique, ainsi qu’avec les rapports de forces politiques. Où en sont aujourd’hui la droite nationale et la droite libérale dans leurs rapports réciproques ? Quels sont les rapprochements possibles ?
Les rapprochements possibles
La droite nationale, en France, comprend de mieux en mieux, aujourd’hui, qu’elle doit réintégrer le libéralisme. Peut-être cette affirmation abrupte en surprendra-t-elle quelques-uns, qui se rappelleront tant d’immobilisme et de social-démocratie larvée sur la période récente. N’a-t-on pas enregistré, en 1997, l’abstention bienveillante d’une quarantaine de députés de droite et du centre, lors du vote de la loi Aubry sur les emplois subventionnés ?
Mais cette droite-là, précisément, est en train de payer cher ses compromissions. L’émergence d’une droite nationale acquise au libéralisme paraît inéluctable à terme.
En revanche, ce qui paraît tout de même moins simple, c’est l’acceptation de l’idée de nation par la droite libérale. Je vais donc concentrer mon propos sur ce point.
La mondialisation, telle qu’elle se déroule actuellement, peut donner l’impression que les nations sont dépassées, qu’elles défendent des positions rétrogrades, et qu’elles sont de toute façon destinées à être laminées par la mise en place d’un marché global. Evidemment, cette conjoncture n’incite pas beaucoup les libéraux à rallier des positions nationales. De plus, ils peuvent avoir le sentiment que l’ouverture mondiale sans restriction va finir par abattre des bureaucraties et des Etats-providences que personne n’aurait pu réformer autrement. Ils en déduisent qu’il serait malvenu de leur part d’apporter des restrictions à un mouvement qui est en train, précisément, de réaliser leurs objectifs les plus aventurés.
Ils se demandent même si les membres de la droite nationale réservés sur certaines conséquences de la mondialisation ne glissent pas sur une pente conduisant tout droit aux vieux excès anti-libéraux, voire protectionnistes, au moment même où ils prétendent en être sortis pour toujours. A l’attention de cette droite nationale qui renâcle devant la mondialisation, les libéraux tiennent un raisonnement apaisant. Ils présentent trois catégories d’arguments :
1) La mondialisation aura un effet bénéfique sans porter atteinte à l’indépendance des nations. En effet, les quatre libertés de circulation (des idées, des capitaux, des marchandises et des personnes) permettront une meilleure localisation des facteurs de production et un meilleur fonctionnement des échanges, dans le cadre de la loi des avantages comparatifs. Au total, tout le monde y gagnera en prospérité, sans rien perdre en liberté. En effet, si la division du travail et la multiplication des échanges peuvent, en première analyse, donner l’impression d’accroître la dépendance réciproque des partenaires, en seconde analyse, elles accroissent leur marge de manœuvre. Par exemple, on peut soutenir que je suis aujourd’hui dépendant, parce que je ne confectionne pas moi-même mes chemises, comme on le faisait autrefois, et que je suis obligé de les acheter à quelqu’un d’autre, qui s’est spécialisé dans leur fabrication. Mais, globalement, pourtant, je bénéficie d’une marge de manœuvre plus grande qu’une personne vivant il y a trois cents ans : je peux me déplacer plus vite, plus loin, acquérir des biens plus diversifiés, accéder à des informations innombrables. Je ne sais pas si je suis plus libre, mais, en tout cas, j’ai les moyens de l’être. Or, ce qui est vrai pour un individu peut être vrai pour une nation, immergée aujourd’hui dans un flux d’échanges très intenses, et qui peut en tirer une valorisation, plutôt que s’en trouver subordonnée.
2) Les peuples qui tiennent à leur identité peuvent la conserver, s’ils veulent bien en payer le prix. Toute particularité a un prix, certes. La pluralité des langues en Suisse, la conduite à gauche en Angleterre, imposent un surcoût dans la production, donc, d’une certaine manière, un handicap dans la concurrence mondiale. La question est de savoir si les citoyens du pays concerné acceptent d’en payer le prix, et si pour eux le maintien de leur identité a une valeur plus grande que le désavantage éventuel qu’ils en subissent dans la concurrence. Mais, d’ailleurs, ce désavantage n’est qu’éventuel, puisque l’identité peut aussi constituer un atout.
3) Une identité forte peut constituer un atout dans la concurrence mondiale. De nombreuses études économiques montrent, en effet, qu’une identité forte permet à l’information de circuler plus vite et aux individus de mieux se coordonner ; de là, on démontre qu’une solidarité spontanée des personnes permet au groupe d’être plus efficace. Voyez le cas du Japon par rapport à l’Occident, ou, à l’intérieur de l’Occident, le cas de l’Irlande comparée au reste de l’Europe, et du Québec comparé à ses voisins d’Amérique du nord. Le prix à payer pour le maintien de l’identité est d’autant moins lourd que cette identité améliore la compétitivité du peuple concerné.
Malgré ces argumentations, il faut reconnaître que la mondialisation pose quelques problèmes dans la pratique.
1) Comme elle place en concurrence directe des zones géographiques obéissant à des règles différentes, elle peut aboutir à des conséquences imprévues :
– soit déstabiliser non seulement les bureaucraties et les Etats-providences, ce dont on peut se réjouir, mais aussi toutes les solidarités minima qui réunissent les citoyens, ce qui paraîtrait beaucoup moins satisfaisant ;
– soit, au contraire, provoquer, comme aujourd’hui en France, une sorte de crispation bureaucratique, qui tend à faire croire qu’on peut échapper par la réglementation à la réalité de la concurrence mondiale.
La loi destinée à imposer les 35 heures de travail hebdomadaire en fournit un bon exemple. Ce réflexe négatif nous prépare probablement des lendemains encore plus difficiles, en nous faisant retomber dans le premier inconvénient, celui de la déréglementation sauvage.
2) Comme les Etats nationaux n’ont visiblement pas réussi à trouver un nouvel équilibre préservant leurs fonctions de base dans un monde ouvert – voyez le développement de la criminalité organisée à l’échelle internationale -, ils donnent aux citoyens une impression d’impuissance, qui se traduit finalement par une crise de confiance dans la démocratie. Cette évolution est très grave. Comme je l’ai souligné dès le début de cet exposé, le libéralisme marche sur deux jambes, la démocratie et le marché. Si les citoyens n’ont plus confiance dans la démocratie, se développeront des comportements individuels de prédation et d’irresponsabilité, absolument négatifs pour le marché.
3) Troisième problème, encore plus préoccupant que les précédents : les sociétés développées ont bâti au fil des siècles des réseaux de valeurs complexes, sur lesquels reposent leur liberté, leur efficacité, leur prospérité. Or, on peut se demander si ces réseaux ne sont pas en train d’être disloqués, et si l’on n’assiste pas à une véritable « décapitalisation » culturelle.
Cette évolution est une source de préoccupation pour beaucoup de libéraux, qui sont ramenés au problème où s’était arrêté Hayek, celui de « l’impossibilité psychologique et intellectuelle » de prolonger jusqu’à son terme la courbe de la société ouverte, en y augmentant sans cesse la dose d’ouverture, et en réduisant parallèlement la dose de valeurs.
Je vais vous citer à cet égard un personnage très intéressant, George Soros, qui est non seulement un grand financier ayant une vision mondiale des problèmes, mais aussi – je l’ai découvert en lisant son livre Le Défi de l’argent – un ancien étudiant féru de philosophie, admirateur de Karl Popper et de sa « société ouverte » . Or, que dit Soros aujourd’hui ? Qu’il y a eu maldonne, que le concept de société ouverte semblait opérationnel il y a quelques décennies, parce que nous étions alors confrontés à l’archétype de la société fermée, le monde communiste. Mais que, depuis 1989, il faut tout réévaluer.
Voici ce qu’écrit Soros :
« La distinction établie entre sociétés ouvertes et sociétés fermées ne me paraît plus pertinente, ou du moins plus directement opératoire. Cette difficulté théorique pose la question de la validité des concepts universels à l’égard des situations politiques concrètes. Le communisme était un concept universel, tout comme la société ouverte. Le rejet et la chute du communisme devraient impliquer l’abandon de tous les concepts universels. Le cadre théorique qui semblait fonctionner jusqu’à l’effondrement du système soviétique n’est plus approprié. Avec la disparition de l’ennemi extérieur qui garantissait la cohésion interne, l’unité de la société ouverte disparaît aussi. »
Plus loin, il précise sa pensée :
« La définition même de la société ouverte par Popper prenait en compte ses faiblesses… Mais le principal défaut, que l’on discernait mal jusque-là, est l’absence de valeurs communes au sein des sociétés ouvertes. Ce constat, la prise de conscience d’une exigence de valeurs, ne doit pas être assimilé à une attitude conservatrice ou fondamentaliste. Les fondamentalistes veulent combler le vide avec des valeurs rigides, de prétendues vérités éternelles. Leurs égarements ne devraient pas nous empêcher de reconnaître notre besoin de valeurs. Une société ouverte ne saurait exister sans valeurs partagées » … autrement dit, sans un certain degré de fermeture, ou au moins, pour le dire positivement, de différenciation.
Je crois que cette combinaison de situations nouvelles, chute du Mur et mondialisation, doit amener les libéraux à ouvrir une réflexion sur les relations entre peuples dans le monde à venir, et, du coup, à rouvrir le chantier de la théorie de la nation, qu’ils ont un peu trop vite déserté.
Théorie de la nation
Si l’on peut dire, comme Henry de Lesquen, que « le libéralisme est une doctrine juste, mais incomplète », c’est pour deux raisons différentes :
– la doctrine libérale est muette sur ce qui est extérieur à l’analyse économique au sens large, par exemple les raisons des préférences des individus,
– mais le libéralisme est aussi incomplet en raison de sa jeunesse, parce qu’il n’est pas encore allé jusqu’au bout de ses conséquences, parce qu’il hésite à se lancer dans des analyses difficiles, comme celle des biens non chiffrables, des effets externes, ou, plus compliqué encore, des effets externes sur les biens non chiffrables. Or, c’est là que se situe le domaine d’élection d’une théorie libérale de la nation.
Les définitions traditionnelles de la nation sont au nombre de deux :
– la conception dite « ethnique », ou aussi parfois conception allemande, selon laquelle la nation, c’est l’ethnie qui s’organise lorsqu’elle prend conscience d’elle-même. Cette conception coïncide assez bien avec celle de la Grèce antique : Athènes, qui était pourtant une grande Cité, ne comptait guère que 30.000 habitants. Dans ces conditions, les contours de la citoyenneté recouvraient en réalité un réseau de liens familiaux. D’où, tout naturellement, des conceptions comme celle d’Aristote, pour qui l’essence de la citoyenneté, c’est la « philia », le sentiment chaleureux et fraternel qui unit les membres d’une même fratrie (famille élargie) ;
– à côté de cette conception ethnique, on trouve une conception politique, rattachée parfois aux institutions françaises, mais qui remonte en réalité à Rome, à l’époque où l’étendue de l’Empire a permis la distinction entre la citoyenneté et la famille. Dans cette conception, la citoyenneté n’est pas héritée : c’est d’abord une manifestation de volonté délibérée, par laquelle on adhère et participe à une communauté visant à la défense collective.
Mais ces définitions sont descriptives, elles demeurent à la surface des choses et manquent de force de conviction. Je vous proposerai, pour ma part, une définition à deux faces, défendable même d’un point de vue utilitariste dans un monde ouvert :
1) Tout d’abord, et c’était sous-jacent dans les définitions traditionnelles que je viens de vous donner, la nation est une communauté de valeurs partagées. Ces valeurs ont une fonction précise, et je dirai même une fonction économique précise : elles transmettent de l’information et réduisent l’incertitude des citoyens sur leurs comportements mutuels.
En effet, chaque peuple, à partir de son expérience et de multiples sélections, se fabrique une sorte de « carte du monde » mentale, faite de réflexes, de valeurs hiérarchisées, qui servent de référence à ses comportements. On peut aussi appeler cette carte l' »identité ». Elle forme un appareil de classification dont aucun individu, pris en particulier, n’est dépositaire en son entier. Aucun non plus ne peut individuellement saisir sa complexité. Cette carte regroupe en effet une multitude d’informations dispersées dans toute la société. Seule la libre coopération des membres permet de faire émerger le réseau des valeurs, de le perfectionner, de le rendre de plus en plus complexe, au fur et à mesure de l’évolution.
La « carte-mère » de chaque peuple remplit de nombreuses fonctions : elle permet de réduire l’incertitude sur le comportement d’autrui ; elle allège les coûts de transmission de l’information entre les membres de la communauté ; elle facilite les ajustements pacifiques des projets individuels ; elle forme le soubassement de l’ordre spontané du marché, tel que Hayek l’a décrit ; en un mot, elle améliore les conditions de la coopération sociale.
Cette conception de la nation diffère profondément de la conception ethnique : elle n’établit pas de lien direct avec le sang. Des individus de races différentes peuvent partager les mêmes valeurs. Mais, d’un autre côté, elle diffère tout aussi radicalement de la conception politique grossière selon laquelle il suffirait d’une manifestation de volonté instantanée pour appartenir à une nation. En réalité, il faut aussi, en plus, un long apprentissage, qui, pour les enfants des citoyens, est facilité par l’imprégnation précoce au sein de la famille. L’adhésion à la nation ne relève pas d’un volontarisme instantané, mais d’un volontarisme long.
2) En second lieu, la nation peut être considérée aussi comme un bien collectif.
Qu’est-ce qu’un « bien collectif » ? Un bien que l’on définit habituellement comme indivisible, c’est-à-dire que sa consommation par un citoyen n’est pas exclusive de celle des autres. Cette catégorie de biens a toujours, et à juste titre, attiré la suspicion des auteurs libéraux : dans le cas général, en effet, il ne s’agit que d’un « bricolage idéologique » destiné à justifier l’interventionnisme étatique ou la propriété publique, et donc à faire supporter à la communauté des coûts bien plus élevés que ceux exigés par le marché pour procurer un service égal.
Je me souviens d’ailleurs que, lorsque j’étais étudiant, un professeur d’économie enseignait que la télévision était nécessairement publique, parce que les ondes n’étaient pas partageables, et que l’on ne pouvait exclure aucun auditeur, dès lors qu’il se trouvait dans la bonne zone de réception. On sait aujourd’hui ce que valent ces arguments, qui paraissaient pourtant à l’époque d’une grande autorité : on a d’abord découvert qu’il suffisait d’autoriser la publicité pour financer la télévision autrement que par des taxes, donc sans l’aide de la puissance publique ; on a plus tard inventé les « chaînes à péage », qui permettent à chaque téléspectateur d’acheter un temps d’émission, comme il achèterait n’importe quel bien sur le marché.
Malgré l’imagination débordante des économistes d’après-guerre pour découvrir des biens collectifs un peu partout, il faut donc rester très méfiants à leur égard. Seuls, dans la liste habituellement citée, doivent être retenus les biens collectifs fournis par l’exercice des missions traditionnelles de l’Etat (police, justice, défense).
Mais, après avoir dénoncé l’ampleur que les étatistes veulent donner aux biens collectifs, je n’en serai que plus à l’aise pour m’étonner de ne jamais voir dans leur liste deux biens qui paraissent à la fois incontestables et fondamentaux : les dividendes du développement et l’identité nationale.
Les dividendes du développement
Je place sous cette expression un phénomène bien connu des économistes : le niveau général du développement passé d’un pays enrichit automatiquement les citoyens actuels, sans effort supplémentaire. Si je m’installe comme coiffeur à Carpentras, je gagnerai beaucoup mieux ma vie que si je m’installe à Tombouctou, même si je fais exactement la même chose : couper des cheveux avec une paire de ciseaux. Les économistes expliquent cet écart par la différence de capital investi par tête d’habitant dans les deux pays, qui rend très inégale la productivité du travail, et se répercute indirectement sur tous les salaires, même ceux qui ne sont liés en rien à l’usage d’un capital financier. Mais cela signifie aussi, en termes un peu plus politiques, qu’il existe dans notre pays un capital accumulé par nos ancêtres, qui ne profite pas seulement aux propriétaires, mais en réalité à tout le monde. Chacun d’entre nous, du simple fait de sa naissance comme citoyen français, se trouve doté d’une part dans la propriété de ce capital, même si ses parents ne lui ont directement rien laissé. Il s’agit donc incontestablement d’un bien collectif, dont profitent, de manière indivise, tous les Français, et tous ceux qu’ils admettent sur leur territoire.
Les autres pays ne profitent pas directement de nos dividendes, mais bénéficient bien entendu des leurs, dans la mesure où ils en ont eux-mêmes accumulé.
L’identité nationale
C’est un bien collectif encore plus méconnu des économistes que le précédent, bien qu’il lui soit lié. Sous l’expression générique « d’identité nationale », nous plaçons, de manière non exhaustive, un certain nombre d’éléments étroitement corrélés :
– les valeurs d’origine religieuse, qui méritent d’être citées en premier, car elles forment un soubassement essentiel de notre identité ;
– l’ensemble des autres normes explicites ou implicites, dont le droit en vigueur ne forme que la partie émergée ;
– la culture élitiste ou populaire ;
– la qualité des relations humaines spontanées qui naissent dans la société ;
– l’architecture, la beauté des paysages urbains ou ruraux travaillés par l’homme…
Tous ces éléments forment l’identité d’un peuple, qui, tout comme les dividendes du progrès, constitue son bien exclusif… et même tellement exclusif qu’il n’est pas transférable. En effet, à la différence d’un bien marchand, l’identité ne peut être ni vendue à des tiers, ni donnée comme une subvention. Par exemple, lorsque les Français ont quitté l’Algérie, ils ont laissé derrière eux des fermes, des usines, des ports, susceptibles de procurer un certain niveau de vie. Mais ils ont emmené avec eux, ipso facto, leur identité, c’est-à-dire leur culture, et l’ensemble des normes juridiques et morales qui permettaient d’animer ces installations. De ce fait, les dividendes du progrès ont aussi disparu.
Toutefois, dire que l’identité n’est pas transférable par un acte unilatéral ne signifie pas qu’elle ne puisse jamais être acquise. Mais sa transmission, dans ce cas, nécessite un effort de celui qui la reçoit. Première hypothèse : elle est transmise aux générations suivantes. C’est le seul cas de propriété ouverte qui ait jamais vraiment fonctionné : depuis des temps immémoriaux, les enfants des citoyens sont admis à bénéficier des biens collectifs mis en place par leurs parents, sans qu’il leur soit demandé aucun droit d’entrée.
Deuxième hypothèse : l’identité peut être transmise à des personnes extérieures au pays, qui l’assimilent par apprentissage progressif. Cette évolution peut être couronnée par une demande d’acquisition de nationalité, qui leur est accordée sous deux conditions :
– que leur assimilation soit suffisamment sérieuse pour que leur arrivée ne bouleverse pas les équilibres de l’identité ;
– que le nombre des nouveaux arrivants ne soit pas si massif qu’il ne dilue pour les Français les dividendes du développement capitalisés par leurs ancêtres.
Donc, la nation est avant tout un bien immatériel, produit par un peuple, et soutenu par un territoire. Cette notion de bien collectif ressemble à celle « d’actif incorporel » que l’analyse financière moderne a l’habitude de prendre en compte pour calculer la valeur d’une entreprise. Elle rejoint aussi les réflexions de Robert Reich aux États-Unis, qui montre que, dans la nouvelle économie mondialisée, la richesse des nations repose avant tout sur leur capital humain.
Bien entendu, il en découle aussi une théorie des relations entre les peuples dans un monde ouvert, que l’on peut résumer en deux règles :
– les échanges ne doivent pas déstructurer la carte-mère de chaque peuple, mais respecter ses biens collectifs ; il faut donc trouver des systèmes de régulation aux frontières qui soient relativement objectifs et internationalement acceptés ;
– les organisations internationales doivent être fondées sur la coopération de nations souveraines, et non sur leur élimination, qui provoquerait le chaos ; malheureusement, cette éventualité n’est plus à exclure aujourd’hui dans le cas de l’Union européenne, qui a résolument pris la mauvaise direction.
Les libéraux sont devant une échéance historique. La mondialisation des échanges, qui peut apporter à l’humanité de grands bénéfices, peut aussi tourner à l’autodestruction, si elle se poursuit sur les bases actuelles. Il incombe aux libéraux de ne pas s’associer sans réserve à un mouvement qui se pare de leurs idées, mais en présente une application réductionniste. Ils doivent, en réintégrant la théorie de la nation, refaire avec les nationaux l’unité de leurs origines.